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jeudi 29 novembre 2007

Francophonie(s) : un état des lieux...

Discours de remerciement de Charles Bonn - Légion d'honneur remise le 14 nov. 2007 à Lyon.

Le 14 novembre dernier, dans les salons de l'Université Louis Lumière Lyon 2, Azouz Begag remettait à Charles Bonn - éminent professeur de l'Université francophone en France, spécialiste des "littératures maghrébines d'expression française" - la médaille de la légion d'honneur. Lors de son discours de remerciement, Charles Bonn proposa de souligner quelques traits du triste état de la francophonie dans l'enseignement français, et ainsi de (re)mettre en perspective les enjeux "parfois suicidaires" des politiques culturelles françaises à l’étranger.
Malgré une certaine représentativité et notoriété d'auteurs tels que Tahar Ben Jelloun, Assia Djebar ou Azouz Begag dans la vie publique nationale, dans son discours, Charles Bonn fait remarquer l'absence paradoxale des textes de ces mêmes auteurs dans l'enseignement français : absence dans les concours publiques (CAPES, agrégation, etc.), manque de reconnaissance de la part des instances universitaires, etc. En France, la francophonie serait-elle boudée ? Pourquoi ? Peut-être parce qu'elle exclut la fixité, en explosant les frontières... Peut-être parce que, du fait même des mouvements transnationaux et transculturels qui la fondent, elle remet en question la notion dangereusement sécurisante et très en vogue d'"identité nationale"...

Quelques photos de la soirée :
Legiond'honneur 2007 (album de Charles BONN)

En cette période chargée d'interrogations concernant l'avenir des universités françaises, je vous propose de lire ces quelques mots qui permettent de mettre en lumière d'autre maux, ceux de la francophonie dans le système éducatif de la France, et d'une manière plus générale, dans la vie culturelle française :

"Mot de remerciement" (par Charles Bonn)* :
C’est avec beaucoup d’émotion que je voudrais d’abord remercier Azouz.
Cette décoration qu’il vient de m’accrocher est pour moi le résultat d’une amitié vieille de plus de trente ans, puisqu’elle est antérieure à la publication du
Gône du Chaâba, dont j’avais lu le manuscrit avant de suivre, pas à pas, l’ascension littéraire de l’auteur. Ce qui m’a permis bien sûr de faire cours sur son œuvre, et de lui demander de temps en temps de venir parler à mes étudiants, qu’il enthousiasmait à chaque fois.
Si le temps ne m’était pas compté je pourrais raconter – moins bien que lui –, une foule de souvenirs communs fort pittoresques, parmi lesquels des aventures cocasses avec la police aux frontières américaine peu après le 11 septembre. Et l’on sait qu’une fois ministre il a remis ça depuis, mais sans moi cette fois !
Plus sérieusement je devrais parler aussi de collaborations universitaires, comme ce groupe de recherches sur la migration (le GREMMM) que nous avions fondé ensemble avec quelques amis comme Abdellatif Chaouite en 1984-85, ou encore plus récemment l’UE libre « L’Autre et la Migration » qu’il assura avec Latif, Nadine et moi jusqu’à sa nomination comme ministre, laquelle ne l’empêcha pas de tenir à corriger lui-même ses copies, occasion d’une fête bien joyeuse lorsqu’il vint un soir les chercher chez moi.

Je voudrais aussi, plus ému encore, remercier mon amie Pascale, qui s’est mise un peu à l’écart là-bas près de la fenêtre. C’est elle qui me fit connaître Azouz en 1983, avant que je la perde de vue pour la retrouver par hasard à la sortie d’un spectacle 20 ans plus tard. C’est elle surtout qui m’a patiemment redonné confiance en moi durant ces dernières années où ma place à l’université Lyon 2 était souvent loin d’être évidente, et où le doute sur la validité de ce que j’avais à dire m’assaillait souvent.

Dans ce contexte très affectif je voudrais dire maintenant en quelques mots comment je perçois cette décoration par laquelle je reste encore bien surpris.

Quand on m’a annoncé en janvier dernier, au moment de mon départ à la retraite, que quelque chose se préparait en ce sens au Ministère de la Promotion de l’égalité des chances, et une fois la surprise passée, j’ai d’abord pensé à ma mère et à ma soeur, ici présentes, que cette récompense allait consoler en partie de la mort brutale de mon frère l’été dernier. Le malheur indicible, tant pour elles que pour moi, trouvait ainsi une sorte de contrepoint qui nous fut salutaire.

Pourtant en même temps que ce bonheur m’assaillirent les doutes : cette décoration n’était-elle pas dans une certaine mesure une récupération politique ? J’ai en effet toujours voté à gauche, et mon travail pour la reconnaissance de littératures plus ou moins bannies du système universitaire français procédait même d’un militantisme que l’on pourrait situer un peu plus à gauche encore…
Mais je me suis aperçu très vite que la signification politique d’une telle décoration dépassait de beaucoup le cadre de mes convictions personnelles, pour consacrer au contraire le travail collectif et combien difficile de quelques collègues avec moi pour cette reconnaissance par l’enseignement universitaire français des littératures produites par nos anciennes colonies ou par l’immigration qui en est issue.
Or il faut bien reconnaître que mis à part l’enthousiasme des trois premières années de la Présidence de François Mitterrand, qui virent entre autres le surgissement des « radios libres », la « marche des beurs » et les débuts, en 1983 encore, de ce qu’on a appelé la « littérature de la seconde génération de l’immigration », la gauche a ensuite fait fort peu de choses sur ce plan, même si Mitterrand a développé les instances d’une Francophonie officielle, « présentable », qui n’a rien à voir avec cette Francophonie réelle, plus humble, pas officielle du tout, dont nous sommes quelques-uns à nous occuper sans trop de moyens « sur le terrain ». Terrain de la reconnaissance des textes trop souvent bannis dont j’ai déjà parlé. Terrain aussi de la direction parfois laborieuse des très nombreuses thèses proposées par des étudiants ex-colonisés, majoritaires dans la plupart des troisièmes cycles littéraires français, où ils ne trouvent pas les directeurs compétents que l’institution a oublié de former ou de recruter pour les accueillir.

Je reçois donc cette décoration comme la consécration d’un travail collectif, qui n’est ni de droite ni de gauche, mais qui milite pour la prise en compte en France de notre mémoire. Ce n’est pas parce que la colonisation, ou la manière dont on gère l’immigration, sont difficiles à admettre pour nos bien-pensances actuelles, qu’il faut faire la politique de l’autruche et les ignorer, entre autres dans nos programmes universitaires.
Reconnaissance aussi d’un travail collectif plus vaste, militant non seulement pour l’acceptation d’une mémoire, mais aussi plus globalement pour la prise en compte du réel qui nous entoure, dans l’enseignement littéraire français. Réel d’une société métissée qui ne veut pas le reconnaître, réel dans la relation de la littérature avec un monde qui change, réel aussi d’une langue, tout aussi métissée que la société qu’elle reflète.
Pour illustrer ceci je citerai l’incompréhension médusée de mes collègues étrangers, par exemple lors de ce colloque à Copenhague d’où je reviens tout juste et qui portait précisément sur les expressions littéraires des immigrations en Europe, lorsque je leur ai répété qu’en France je m’étais entendu dire qu’enseigner la Francophonie à l’Université n’avait guère d’intérêt puisque ça ne préparait pas à notre sacro-sainte Agrégation.
Ou encore lorsque j’ai dû leur expliquer que la 9ème et la 10ème sections du CNU (« Littérature française » et « Littératures comparées », au Conseil national des universités, pour les profanes heureusement nombreux dans cette salle) se renvoient depuis toujours la balle d’une Francophonie inclassable et donc inutile.
Ou encore lorsqu’il m’a fallu leur avouer avec honte que très souvent le comparatisme littéraire français exclut la Francophonie avec la question rituelle : « Vous comparez quelle langue à quelle langue ? ». Qui ne voit en effet qu’une telle question fait des sections de littérature comparée l’annexe dévalorisée des départements de langues, alors même que les auteurs étrangers des questions d’agrégation y sont néanmoins étudiés en traductions ? Ne serait-il pas plus réaliste, me disent alors mes collègues étrangers avec un bon sens sans doute trop évident pour nos subtilités françaises, de reconnaître que le français de Chamoiseau n’a rien à voir avec celui d’Azouz Begag ou celui de Réjean Ducharme, ou que la Francophonie comme rencontre de cultures permet des comparaisons bien plus riches et diversifiées, et de plus actuelles, que celles d’un comparatisme se limitant frileusement à l’Europe ? De reconnaître enfin que par son actualité même la Francophonie permet cette prise en compte du réel dont j’ai déjà parlé, et grâce à laquelle nombre d’étudiants viennent à la littérature française par le biais de la Francophonie, dont plus d’un collègue américain me dit qu’elle a sauvé dans son université un enseignement du français littéralement saboté par des politiques culturelles françaises à l’étranger parfois suicidaires.
Et lorsqu’enfin ces collègues étrangers m’achèvent en me demandant de leur expliquer la contradiction qu’il y a entre attribuer le Prix Goncourt à Tahar Ben Jelloun, élire Assia Djebar à l’Académie française, nommer Azouz Begag ministre (même si c’est en le privant de tout moyen d’action et d’expression), et exclure leurs textes des programmes universitaires, je n’ai plus alors qu’à me taire…

J’ai été sans doute un peu trop polémique, et je vous prie de m’en excuser. Mais la reconnaissance que me donne Azouz avec cette décoration, le fait que cette reconnaissance me vienne de lui, car nous sommes tous deux un peu ce
Mouton dans la baignoire qui donne son titre à son dernier livre, m’imposent en quelque sorte de donner voix à des évidences parfois douloureuses dont cette décoration que je reçois devient pour moi la parole.

Je pense que le fait que vous soyez venus si nombreux, malgré les grèves et le froid, montre qu’un certain nombre parmi vous pensent sur ces questions comme moi. Je suis particulièrement heureux de ce point de vue de voir ici certains de mes anciens étudiants, ou encore mes deux fils et ma belle-fille Anne, dont je sais qu’ils attendaient de moi ce que je viens de dire.
Quant à ceux qui ne partagent pas mes prises de position parfois véhémentes, je les remercie d’être venus au moins par amitié, loin de tout sectarisme. Amitié que nous partageons tous ici avec émotion, et de laquelle je vous remercie tous et toutes avec gratitude
[...]...

* Je tiens à remercier Charles Bonn de m'avoir autoriser à publier ici son discours...

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Kèl Kozman ? / Quelle parole ?

Entre l'île de La Réunion, Paris, et bien d'autres lieux dans le monde, je vous propose, via ce petit blog, de découvrir quelques artistes, publications, événements, etc. qui se rapportent tous à la culture. Une culture alter-..., c'est-à-dire, une culture différente, qui ne se découvre pas dans les magasines pipoles ou dans les écrans des tévés - ni même sur les affiches publicitaires - mais une culture qui tisse des liens entre les humanités, qui vit et que nous faisons vivre de manière originale et singulière dans nos quotidiens respectifs, à travers le monde, à travers les mondes : francophones, créolophones, etc.

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Stéphane Hoarau.