A la suite de la diffusion sur le net de quelques oeuvres détournées par des réunionnais, et aux heures de la diffusion, à la télé cette fois, d'une nouvelle production nationale (
Les Mariés de l'île Bourbon), il conviendrait de s'interroger sur ce qui semble être, paradoxalement, à la fois une marque de créativité et une carence artistique : le cinéma fait à La Réunion n'est pas un "cinéma réunionnais", et le cinéma réunionnais (entendons
en créole réunionnais) qui circule sur le net n'est pas un cinéma fait à La Réunion. Etrange chassé-croisé d'une production artisique qui semble se chercher : qu'est-ce qui est réunionnais ? Le mot
ou l'image ? Et pourquoi pas les deux ?
Actuellement, il ne circule pas entre les réseaux créés sur la toile des films faits à La Réunion, mais des films
en créole de La Réunion ; des films qui n'ont de créole que la langue. Toute la différence réside dans le fait que ces films ne proposent pas d'images originales, mais des (re)montages et des (re)sonorisations d'images déjà existantes, et archi-connues. Il circule donc des reprises de films (courts ou longs) aux bandes sonores
détournées... ou plus justement :
réorientées. Je pense par exemple à la série
Les Lascars (renommée "Les Lascars 974") dont un grand nombre d'extraits et d'épisodes ont été re-sonorisés (
cf. ci-dessous), ou encore au non moins original "Matrix ton monmon", tiré du film
Matrix donc, et qui "fait son tabac".
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Lorsque je vois "Les Lascars 974" ou "Matrix ton monmon", inévitablement, je pense à une autre expérience de
traduction, officielle et légale celle-là : le télénovela intitulé
Marimar, diffusé sur des ondes locales pendant de nombreux mois (avec le succés mitigé qu'on lui connaît). Mais je pense aussi (et ça n'est plus là une histoire de bande sonore mais de
paysages), au succès des "films-karatés" diffusés sur une télé locale ayant depuis subie un KO technique et politique. Comment expliquer le succès de
Marimar et de ses compères ? Comment expliquer celui de Bruce Lee et de ses camarades ? "On" dit : une ressemblance de paysages géographiques et mentaux ("on" pense aux champs de canne ou au goût pour les commérages et autres
ladilafé) ; "on" pense à des thèmes politiques, à la manière dont les premiers films de Bruce Lee, par exemple, relatent la lutte d'ouvriers chinois en prise avec une société oppressive et éttouffante (chômage, pressions sociales, brimades, etc.).
Mais l'orignalité des oeuvres (re)sonorisées (oui, il convient de les penser comme des oeuvres à part entière comme le sont toutes les oeuvres ayant pour technique le
recyclage par exemple*), réside essentiellement dans le choix des références : pourquoi
Les Lascars ? pourquoi
Matrix (
cf. ci-dessous) ? Pourquoi l'univers des banlieues parisiennes ? Pourquoi un univers virtuel, parrallèle ?
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Le point commun qu'il y a entre ces deux références, est qu'à chaque fois il y a porté à l'écran un regard décentré sur une société : celui des banlieues nord de Paris situées
au-delà du périphérique, comme La Réunion est
au-delà des mers ; et celui d'un monde de l'au-delà, périphérique à la réalité, comme la société réunionnaise semble être pensée en marge de celle de la France continentale. La Réunion serait-elle
un monde français parallèle ? Alors, qui est "Mr. Smith", le
méchant démultiplié de
Matrix ? Un étranger venu de l'au-delà, dans l'au-delà, pour rétablir l'ordre et la sécurité peut-être... Bien plus que de simples blagues pou
fé ri les dents, ces deux reprises cinématographiques véhiculent - volontairement ou non - des messages forts. Ils questionnent : qui sommes-nous ? Nous qui avons une langue pour nous dire, pour parler de nous-mêmes, mais qui n'avons pas d'images pour nous montrer ?
C'est qu'il semble y avoir un besoin : celui de pouvoir voir et entendre, des images et des mots, plus proches d'un quotidien où il n'y a ni grattes-ciel, ni tour Eiffel, ni capes et épées... La production cinématographique "réunionnaise" (celle qui circule sur le net en tout cas), marque le besoin d'émettre un discours sur cette société, mais en en détournant d'autres déjà existants, marqueurs d'autres sociétés. Faut-il y voir symptôme ? Celui d'un monde qui ne parvient pas pleinement à fabriquer ses propres outils, ses propres codes - cinématographiques
et picturaux ? - pour parler de Soi et préfère, pour le moment, les emprunter à d'autres ? Nous sommes dans la matrice d'un discours qui, tout en étant audible, reste invisible : où sont les images des réunionnais et de La Réunion ? Elles se devinent par supperpositions langagière et imaginaire d'images produites ailleurs, répondant à d'autres besoins. Elles se devinent, sous les plis d'un discours en créole, apposé à des images propres à d'autres imaginaires. C'est peut-être en ce sens qu'il faut comprendre la "créolisation" de
Matrix : au cinéma (ce qui sous-tend dans l'imaginaire), La Réunion n'existe que dans un monde parallèle... il suffit de se (re)plonger dans une série comme
Les Secrets du volcan pour s'en convaincre : le réunionnais, c'est l'homme de l'ailleurs, celui qui vit dans les bois des hautes montagnes, répandant du safran sur les cadavres des Blancs venus troubler sa quiétude de bon sauvage... Il n'y a guère que l'île qui existe, on la voit, mais on ne l'entend pas, ses habitants restent muets comme muselés par une production qui a fait le choix d'une exotisation : belles cases, belles plages, belles montagnes, etc. Mais les hommes et les femmes qui habitent ces
beaux paysages ? Tous des sorciers cultivant "la datooora" ? Ce n'est pas du délire : "Les Lascars 974" et "Matrix ton monmon", avec tous les défauts dont on pourrait les affubler, et sans même qu'ils ne prennent la peine de montrer une seule image de La Réunion, semblent bien mieux parler de l'île que ces
images tropicales destinées à d'autres qui se refusent à prendre en compte sa réalité culturelle et sociale. Le point de vue peut faire débat, mais il me semble que Keanu Reeves est ici bien plus crédible dans
son rôle de créole que ne l'étaient Véronique Jannot ou Corinne Touzet dans les leurs... La goyave d'Amérique serait-elle encore plus grosse que celle de France ?
HS.*
Recyclage : technique cinématographique qui consiste à se servir d'oeuvres antérieures exitantes pour créer, par le montage et/ou le collage, un nouveau film (voir à ce sujet les travaux de Nicole Brenez : "Montage intertextuel et formes contemporaines du remploi dans le cinéma expérimental", in
CiNéMAS, vol. 13, nos 1-2, 2002, pp. 49-67).